XIV
LES HONNEURS EN POUPE

Quand son canot eut accosté le long des grossiers pilots de bois, Bolitho se hissa hors de la chambre d’embarcation jusque sur la jetée et s’arrêta un moment pour scruter la baie. L’escadre de Pelham-Martin n’avait jeté l’ancre que depuis deux heures, et ce laps de temps avait été suffisant pour tout changer dans le ciel, qui, à travers la fine couche de nuages blancs, laissait maintenant se déverser à flots les rayons d’un soleil furieux, éblouissant, colorant les crêtes des lames d’une austère teinte de bronze. Se protégeant les yeux de la réverbération, il observa les navires : leurs câbles étaient tendus à l’extrême, comme s’ils redoutaient de s’approcher de la terre. Les canots faisaient activement la navette entre les bateaux et le rivage, où des groupes de marins les attendaient pour embarquer des barriques d’eau et des fruits hâtivement récoltés, avant de s’enfoncer à nouveau sur la route côtière en quête de nouvelles denrées.

Inch et Gossett l’avaient rejoint. Des nuages de poussière tourbillonnante les avaient en un instant poudrés de blanc des pieds à la tête.

— Le vent est toujours régulier du nordet, commandant, observa le bosco d’une voix rauque.

Il secoua la tête.

— Je serais point fâché d’appareiller bientôt.

Bolitho suivit son regard et vit les lames jaillissantes se briser sur le collier de récifs qui protégeait le côté est de la baie.

— Et moi donc !

Tournant le dos à la mer, il emprunta la route poudreuse qui devait le mener à la bâtisse qu’on devinait dans le lointain plus qu’on ne la voyait : la résidence du gouverneur. Il savait bien qu’il contraignait la petite troupe à trotter sur ses talons, mais il n’en ralentissait pas pour autant le pas, trop persuadé de l’urgence impérieuse qui le guidait. Pendant vingt-quatre heures, les navires avaient fait route sur Sainte-Croix, toutes voiles dehors. Il avait fiévreusement attendu la décision finale du commodore, tandis que ce dernier s’était rendu à terre, avec le seul Mulder du Telamon, pour rencontrer De Block.

Quand l’Hyperion avait jeté l’ancre, Bolitho avait vu que le sloop manquant était déjà amarré en bas du cap. Après l’échec de sa tentative pour localiser le Spartan, le commandant, bredouille, avait choisi la solution qui s’imposait : retourner à Sainte-Croix. Mais c’était du temps perdu. Du temps qui aurait pu être utilisé pour l’envoyer d’urgence prévenir d’autres forces, plus puissantes, des intentions possibles de Lequiller.

De petits groupes d’insulaires, sur le seuil de leurs maisons et de leurs cabanes, les regardaient passer. Quelques-uns ébauchaient un sourire, d’autres les saluaient, mais la plupart semblaient porter leurs regards sur la mer par-delà les récifs. Dans un mois, le premier cyclone arriverait, et c’était là le principal souci de ces gens, beaucoup plus que les affaires de guerre. Une guerre engagée par d’autres, pour une cause qu’ils ne comprenaient pas, qui ne les concernait pas, qui n’était qu’une source de préoccupations inquiètes.

La petite troupe franchit l’accueillant abri de la voûte d’entrée.

— M. Selby doit-il rester ici, commandant ? demanda Inch, haletant.

Bolitho s’arrêta et lui fit face. Quand le message était enfin arrivé à bord pour dire que le commodore exigeait de tous les capitaines, lieutenants et boscos qu’ils se présentassent à lui immédiatement, il avait compris qu’enfin une décision était prise. Pelham-Martin voudrait certainement rencontrer l’homme que Bolitho lui proposait comme pilote pour guider la frégate entre les récifs ; néanmoins, les convocations lui firent l’effet d’un choc.

L’homme en question était là, le visage calme, impassible, à quelques pas d’Inch et de Gossett, attendant la réponse.

— Oui. Il peut rester ici.

Bolitho ajouta :

— Il ne sera probablement pas appelé tout de suite.

Il vit Fitzmaurice et ses deux officiers se hâter dans sa direction.

— Bien, ne perdons plus de temps.

En entrant dans la longue pièce qui surplombait la baie, il sentit une moiteur sur ses mains ; pourtant, après la route brûlante et poussiéreuse, l’endroit était on ne peut plus rafraîchissant. A chaque fois que son frère était en présence des autres, les risques d’être découvert augmentaient. Il salua d’un vague mouvement de tête ceux qui l’entouraient, prêtant à peine attention à leurs réponses. Les commandants des deux sloops conversaient à voix basse près de la fenêtre, tandis que Farquhar et son premier lieutenant étudiaient une carte posée sur la table. Une jeune indigène portant un lourd plateau se dirigea vers lui. Il prit un verre et but lentement. C’était une sorte de vin, aussi froid que de la glace. Inch en prit un à son tour et sourit timidement à la petite servante qui le dévorait des yeux. Fitzmaurice fit son entrée dans la pièce, balayant la poussière de son manteau ; sa voix résonna tout à coup dans le silence. Il toussa bruyamment et fit signe à la servante qui, souriant toujours à Inch, traversa la pièce à contrecœur, son plateau à la main. L’autre porte s’ouvrit, livrant passage à Pelham-Martin qui se dirigea d’un pas lourd vers la table. Il était accompagné par De Block et Mulder ; ce dernier, tendu et crispé, semblait attendre que Pelham-Martin parlât. Bolitho observa attentivement le commodore. Ses gestes étaient lents, pesants, mais ses yeux, qui fixaient à présent le commandant du second sloop, trahissaient sa nervosité et son agitation.

— Ah, Appleby…

Il sortit une grosse enveloppe de la poche de son manteau.

— … Voici mes dépêches. Vous prendrez la mer avec le Nisus sans plus attendre, et les remettrez au premier officier supérieur que vous rencontrerez.

Comme il tendait l’enveloppe au commandant du sloop, Bolitho observa qu’il tremblait de tous ses membres.

— Trouvez si possible une escadre de la flotte de la Manche, sinon filez sur Plymouth aussi vite que vous le pourrez !

L’officier enfouit l’enveloppe dans son manteau et tourna les talons. L’espace d’un instant, il laissa errer son regard sur ceux qui l’entouraient, comme s’il les voyait pour la dernière fois. Pelham-Martin le fixa jusqu’à ce qu’il ait passé la porte et Bolitho se demanda si, à cet instant précis, il n’était pas en train de songer à le rappeler, à retirer ces ordres de mission qui pourraient si facilement signifier sa perte.

— Je vous ai rassemblés, messieurs… Pelham-Martin s’éclaircit la voix et but une brève gorgée de vin.

— … pour une dernière réunion avant que nous n’appareillions.

Il y eut de brefs chuchotements, et il ajouta :

— Le peu d’informations dont nous disposons ne me permet pas d’envisager d’autre solution que d’accepter le plan proposé par le commandant Bolitho.

Il baissa les yeux et deux petites gouttes de sueur roulèrent sur son front.

— Il apparaît désormais que le plan en question a pour lui plus d’atouts que nous ne pouvions d’abord le présager.

Il dirigea lentement son regard vers De Block.

— Le gouverneur de Sainte-Croix m’a informé de la disparition de sa goélette, la Fauna. Elle était chargée de provisions destinées aux îles voisines, et elle n’est pas revenue.

Il jeta un œil du côté de Bolitho avant d’ajouter :

— Elle devait faire escale aux îles Pascua.

— Je croyais qu’elles étaient inhabitées, s’étonna Bolitho.

De Block acquiesça :

— Il n’y a guère là-bas qu’une mission et quelques pêcheurs. Ils devraient revenir ici avant la saison des cyclones.

— Exactement, reprit Pelham-Martin. Mais poursuivons… il y a fort à faire et il ne nous reste que peu de temps.

Bolitho fut surpris par l’âpreté du ton. Comme si tout prenait un caractère d’urgence maintenant qu’il était compromis.

— Dès la fin de cette séance, le capitaine Farquhar lèvera l’ancre et fera route vers le nord-ouest. Il doit se frayer un passage à travers les récifs, et il est essentiel pour le Spartan d’être en position aux premières lueurs de l’aube.

Pelham-Martin eut encore un regard en direction de Bolitho.

— Je hisserai ma flamme sur l’Hyperion et nous louvoierons avec l’Hermes vers le nord-est de ces îles. Nous aurons l’avantage du vent pour peu que l’ennemi tente une sortie.

Il jeta un coup d’œil vers le capitaine du Dasher.

— Votre sloop patrouillera au sud. Si l’ennemi réussit à s’échapper, vous devrez autant que possible maintenir le contact.

Il s’arrêta et vida lentement son verre.

— Des questions ?

— Vous n’avez pas fait mention du Telamon, il me semble ? interrogea De Block.

— C’est vrai. Je ne peux plus vous ordonner de vous placer sous mon commandement, poursuivit-il tout en étudiant la carte. Avec la goélette perdue, le Telamon est le seul lien qui vous rattache au monde extérieur. Votre seule protection contre les corsaires ou les pirates. Malgré tout le respect que je vous dois, c’est un vieux bateau, et ses chances en ligne de bataille seraient bien minces.

Bolitho observa les deux hommes : un mur de tension semblait s’élever dans la pièce. Il était difficile de mesurer la véritable inquiétude de Pelham-Martin. Peut-être était-il encore en quête d’une excuse, qu’il pourrait alléguer plus tard pour sa défense. Sans le soutien du Telamon, aussi antique et sous-armé fût-il, il pourrait justifier d’une éventuelle retraite face à plus fort que lui.

— Il n’y a aucun doute dans mon esprit ni dans celui de son capitaine, répondit posément De Block. Quand vous avez sauvé Sainte-Croix des griffes de Lequiller, nous tous ici savions notre dette envers vous. Et quand bien même Lequiller s’enfuirait et retournerait dans son pays, notre avenir n’en serait pas moins compromis. Son pays s’est redressé sous le règne de la terreur. S’il s’enfuit pour raconter comment nous l’avons défié, qui peut dire ce qu’il adviendra de nous ?

Puis il se tourna vers Bolitho, les yeux soudain tristes.

— Le commandant Mulder m’a raconté ce que vous aviez dit. Tout laisse à penser que nos deux pays seront bientôt de nouveau en guerre. Si le présage se réalise, eh bien soit, mais je voudrais pouvoir me rappeler quelque chose de glorieux, quand tout sera terminé.

— Bien, si tout est réglé, monsieur, peut-être pourrais-je rencontrer ce second maître… intervint Farquhar.

C’était une façon un peu abrupte de clore la discussion, mais Bolitho se sentit presque soulagé. Plus tôt ce serait fini, plus vite ils pourraient reprendre la mer, si son plan était adopté.

Quand son frère entra dans la pièce, Bolitho s’appuya contre le dossier de sa chaise et évita de le regarder. Hugh s’approcha de la table.

— On m’a dit que vous pourriez guider le Spartan à travers les récifs qui bordent la côte est de ces îles ?

— Oui, commandant.

Farquhar se pencha sur la carte.

— Il y a peu de points de repère, monsieur Selby.

Pour une fois, il exposait ouvertement ses sentiments, ceux d’un capitaine sur le point de confier son bateau, voire sa carrière, à un homme qui lui était totalement inconnu. Tous les regards se tournèrent vers Selby, qui voulut bien tracer une route à l’aide de son doigt.

— Il y a un chenal ici, commandant. De l’eau profonde, mais avec deux chaînes de récifs difficiles. Je suggère d’affaler les canots si le vent tombe et d’amarrer des touées pour haler le navire.

Il se frotta le menton.

— Et nous aurions besoin de deux bons meneurs d’hommes dans les chaînes.

Il s’arrêta en surprenant le regard scrutateur de Farquhar.

— Monsieur ? Êtes-vous sûr que vous n’avez jamais navigué sous mes ordres auparavant ?

— Tout à fait certain, commandant.

— Je vois. Mais où avez-vous servi pour en savoir autant ? insista Farquhar, sans le quitter des yeux.

Bolitho empoigna les accoudoirs de sa chaise ; il sentit la sueur lui perler au front, persuadé qu’il était que Farquhar allait identifier son interlocuteur d’un instant à l’autre. Mais la réponse de son frère fut calme et assurée.

— Sur le vieux Pegasus, commandant. Nous faisions des relevés par ici, il y a des années de cela.

Le froncement de sourcils de Farquhar s’effaça.

— Alors vous n’avez pas perdu votre temps, monsieur Selby. N’avez-vous jamais aspiré à monter en grade ?

— Je suis satisfait ainsi, commandant.

Il se pencha de nouveau sur la carte.

— Vous savez ce qu’on dit, commandant : en poupe, les honneurs ; à l’avant, les compétences.

Un instant, Bolitho crut qu’il allait trop loin. Farquhar recula d’un pas, les lèvres soudain pincées, comme surpris par ce ton de familiarité si peu ordinaire. Il haussa les épaules et fit un bref signe de tête.

— Le dit-on réellement ?

Pelham-Martin se leva.

— Eh bien, nous en avons terminé, messieurs.

Il marqua une pause, cherchant une formule qu’ils pourraient graver dans leur mémoire.

— Si nous trouvons Lequiller, veillez à ce que vos gens se battent comme des braves : la défaite n’est pas à l’ordre du jour.

Il posa son verre sur la table et l’envisagea comme un objet d’une parfaite singularité.

— Retournez à vos bâtiments et rappelez dans l’instant tous les bateaux. Si nous voulons éviter les écueils en utilisant les îles Pascua comme écran contre le vent, nous n’avons plus de temps à perdre.

Les officiers, l’un après l’autre, gagnaient la porte ; Bolitho se dirigea vers la table.

— Vous avez pris une sage décision, commodore. Et si vous me le permettez, j’ajouterai : une décision courageuse.

Pelham-Martin avait les yeux perdus loin derrière lui, comme voilés par une taie opaque.

— Allez au diable, Bolitho !

Il n’éleva pas la voix.

— Si par malheur vous vous êtes trompé et sur l’endroit et sur ce qu’il renferme, c’en est fait de moi, et alors, il n’y aura pas de bonnes intentions qui tiennent !

Son regard vint se fixer sur le visage de Bolitho.

— Même chose pour vous, d’ailleurs. Si vous vivez assez longtemps, ce dont je doute fort, vous apprendrez que le courage n’est pas toujours suffisant. J’espère, si ce moment arrive jamais, que vous saurez l’affronter dignement !

Bolitho ramassa son chapeau.

— J’essaierai, commodore.

En descendant les escaliers, il avait encore cette image de Pelham-Martin dans la tête, et ses paroles semblaient le suivre comme une épitaphe. Peut-être qu’après tout, les responsabilités qui pesaient sur les épaules du commodore suscitaient plus la pitié qu’elles n’encourageaient au respect. Contrairement à tant d’autres, il avait désespérément peur. Non seulement de mourir ou de commettre une erreur, mais encore de l’échec, voire de ses incertitudes percées à jour, sans parler du reste-autant de craintes que Bolitho ne pouvait que conjecturer. Pourtant, une longue carrière n’avait pas manqué de le mettre face à sa propre faiblesse ; seulement, il s’était laissé porter par un système qu’il n’avait réussi ni à maîtriser ni à comprendre. Tôt ou tard dans sa vie, cela n’aurait plus autant d’importance. Mais maintenant, en cet instant précis, alors que le petit Nisus déployait ses voiles au sortir de la baie, il n’avait rien d’autre en vue que le déshonneur complet, et pis encore, le mépris de ceux qu’il avait, ces années durant, tenté d’égaler.

— Êtes-vous prêt, commandant ? demanda Inch.

Bolitho parcourut la jetée du regard : Farquhar discutait avec son premier lieutenant en attendant l’arrivée de son canot. Son frère se tenait à l’écart, les bras croisés, les yeux fixés sur la lointaine frégate qui roulait fortement sur son câble. Puis, se sentant observé, il se dirigea lentement vers Richard.

Bolitho attendit qu’Inch et Gossett soient hors de portée de voix et l’apostropha :

— Imbécile ! Tu as failli te trahir, te découvrir !

— Il m’a cherché… S’il savait qui je suis, il laisserait son bateau couler plutôt que de m’avoir à la barre.

Il sourit tristement.

— Tu prendras soin du petit, si jamais quelque chose m’arrive, je peux compter sur toi ?

Bolitho l’observa un bref instant :

— Tu le sais bien.

Déjà Farquhar hurlait :

— Mettez ce bateau à couple, ouvrez donc les yeux !

Alerté par cette voix, Bolitho n’eut que le temps de serrer le bras de son frère et de lui lancer :

— Prends soin de toi.

Puis il rejoignit le groupe.

— Pauvre vieux Selby ! s’exclama allègrement Inch. Quitter comme ça un bord pour un autre !…

— Ayez la bonté de garder vos pensées pour le commodore, que nous nous devons d’accueillir dignement, monsieur Inch !

Bolitho se retourna vers le canot qui approchait et ne remarqua ni l’expression confuse d’Inch ni le sourire antipathique de Gossett. Son coup de colère, il le savait pertinemment, ne faisait que masquer sa propre inquiétude ; derrière, il y avait bel et bien le souci d’un frère, qui avait beau jeu de rire de lui en dépit des circonstances. Entre eux, il en avait toujours été ainsi et il semblait que même la menace d’une arrestation ou de la corde n’y changerait rien. Allday se tenait là, et se découvrit lorsque les officiers grimpèrent dans le canot.

— Je souhaiterais que vous retourniez chercher le commodore dès que je serai à bord.

Allday acquiesça, puis fit signe à l’homme qui était à la proue :

— Larguez les amarres ! Parez aux avirons !

A la nuque tendue de Bolitho, il devinait sa mauvaise humeur.

— Larguez tout ! Ensemble !

Bolitho, figé, était assis dans la chambre d’embarcation. Ses yeux fixaient la haute silhouette noire de l’Hyperion. Il avait vu les matelots dans le canot échanger de furtifs regards, ceux de quelques privilégiés partageant une information secrète. Quelle vision des hommes tels que ceux-là pouvaient-ils avoir de leur commandant ? se demanda-t-il. Représentait-il l’autorité qui était là pour ordonner le fouet et prononcer des sentences, ou n’était-il que cet homme arpentant le gaillard d’arrière, distant et indifférent à la masse grouillante des matelots entassés à ses pieds ? Et pendant la bataille, éprouvaient-ils la moindre compréhension, la moindre chaleur humaine pour cette même figure austère ? Il se souvint de la façon dont ces mêmes hommes avaient réagi quand Pelham-Martin avait baissé pavillon : on eût dit que leur bateau, et donc eux-mêmes, avaient été offensés. Maintenant ils savaient que la flamme était de nouveau hissée et ils semblaient sincèrement contents. Oui, que pensaient-ils de l’homme en charge de ce pavillon de commandement ? Un homme en proie à de tels doutes, à de telles interrogations qu’il risquait fort de ne pas résister au moment d’affronter une nouvelle infortune. Il leva les yeux : la coque du navire s’élevait au-dessus de lui ; il aperçut les tuniques écarlates des fusiliers marins en rangs serrés près de la coupée et fut surpris par l’éclat tranchant de la lumière que reflétaient leurs armes.

Pendant qu’Allday guidait la chaloupe le long du flanc du navire, il pensa soudainement à ce que Hugh avait dit : « Ils vous suivraient partout. » Mais les hommes qui suivent doivent avoir un bon chef. Pelham-Martin perdait pied, et il était vain de s’en désoler. Oui, ces hommes avaient besoin d’un chef. Il se renfrogna. Après tout, c’était bien leur droit…

Il se hissa à bord ; l’esprit toujours préoccupé de Pelham-Martin, il rendit le salut et se dirigea vers la poupe.

 

— Commandant ?

Bolitho ouvrit les yeux et contempla d’un air maussade la carte étalée sous son bras. La lanterne de tête de pont tournoyait et projetait des ombres funestes sur les parois de la cabine. Presque à la seconde, il prit conscience de l’agitation qui régnait autour de lui. Allday, debout près de la table, serrait sur sa poitrine un énorme pot de café.

— Quelle heure est-il ?

— Sept heures, commandant.

Allday prit une tasse sur le râtelier et la remplit avec précaution : le navire tanguait sérieusement. La cloche piqua sept heures. Bolitho se rencogna contre sa chaise et se frotta les yeux. Il n’avait pratiquement pas quitté le pont depuis que le navire avait appareillé, et ils avaient dû affronter un vent de plus en plus violent. Puis, épuisé, il s’était accordé un peu de repos, à peine deux heures, avant les premières lueurs du jour. Il poussa un long soupir. Le quart de nuit avait encore une demi-heure devant lui.

Allday, à distance respectueuse, l’observait tandis qu’il buvait son café.

— Les respects de M. Inch, dit-il. Le vent fraîchit.

— Du nord-est ?

— Oui.

Il remplit à nouveau la tasse.

— Eh bien, nous pouvons en remercier le ciel.

Si le vent tournait maintenant, ils devraient tirer au large de ces îles perdues. Sans espace de manœuvre, ils risquaient d’être pris au dépourvu quand l’ennemi tenterait une sortie. Mais si le vent augmentait ou changeait ensuite, on les apercevrait dès le lever du soleil ; et Lequiller pourrait en profiter pour s’enfuir ou engager la bataille à son avantage. Il reposa la tasse d’un geste brusque. Si… quand… Il commençait à raisonner comme le commodore. Allday l’aida à enfiler son manteau.

— Dois-je appeler le commodore, commandant ?

— Non.

Il sortit de la chambre des cartes et trébucha presque sur le garçon de service qui dormait, roulé en boule, dans le corridor.

— Laissez-lui le reste de café, dit-il.

Il jeta un coup d’œil vers la cabine arrière : devant la porte fermée, la sentinelle de garde oscillait, raide comme un soldat de plomb, dans la lumière de la lanterne.

— … il pourra le porter au commodore dans un moment.

Sans doute ne dort-il pas, pensa-t-il ; étendu là, les yeux rivés vers le plafond, probablement est-il à l’écoute du moindre bruit. La dunette était plongée dans l’obscurité. Le mugissement soudain du vent et de la mer le prévint instantanément de la force qui enflait derrière eux. Inch se dirigea en tâtonnant vers lui.

— Nous allons devoir encore diminuer les voiles, commandant.

Le navire gîtait fortement ; Bolitho monta sur le pont incliné et mit ses mains en coupe au-dessus du compas. Sud-ouest. Il se représentait la route désespérée, acharnée, qu’ils avaient dû suivre depuis leur départ de Sainte-Croix, remontant contre le vent en décrivant un large cercle, avec tous les hommes sur le pont. Maintenant ils naviguaient à nouveau cap au sud ; c’était en principe la partie la plus facile de leur traversée. Les îles étaient quelque part par tribord sur l’avant, et grâce au vent qui les poussait à présent, ils auraient l’avantage si l’ennemi surgissait. L’important désormais était de pouvoir maintenir la position.

— Très bien, monsieur Inch. Et maintenant, voyons un peu ces écueils…

Il se demandait si le Spartan était près de ces dangereux abords – pourvu que son frère n’ait rien oublié… depuis ces temps si lointains…

— L’Hermes est toujours à son poste, annonça Inch. Nous étions juste à l’arrière quand ont sonné les six coups.

Il hurlait pour couvrir le bruit du vent et son visage mouillé d’embruns brillait dans la faible lumière du compas.

— Et le Telamon ?

— Aucun signe, commandant.

Inch tança vertement les premiers matelots sur qui il tomba : ils n’avaient pas prêté attention aux appels pressants du sifflet du maître ; n’avaient-ils donc pas entendu ? Au-dessus, les voiles claquaient sans relâche, dans un fracas qui n’était pas loin d’évoquer le tonnerre, tandis que les marins luttaient dans l’obscurité pour les maîtriser. Bolitho imaginait sans peine la peur des hommes, là-haut. Mais c’était un temps rêvé pour naviguer. Si seulement ils pouvaient s’en tirer ! Livrer bataille était leur mission, mais pour l’instant, il leur fallait user leurs forces à combattre le vent qui forçait sur les voiles du vieux bateau.

— Comment M. Selby se débrouille-t-il, d’après vous, commandant ? demanda Inch.

C’était une question innocente ; Inch devait se sentir vaguement coupable du mouvement d’humeur qu’il avait noté chez son capitaine à l’heure où ils attendaient le canot.

— Assez bien.

— Il sait s’imposer, insista l’autre, hochant de la tête. J’avais la même impression que le commandant Farquhar tout d’abord : sa tête ne m’était pas inconnue.

Bolitho se raidit. Inch ne pouvait sûrement pas, lui aussi, se souvenir… Lorsqu’ils s’étaient croisés à Saint-Clar, au moment de l’évacuation, c’était en pleine obscurité : son frère avait tendu à Inch une bague, la bague de sa mère, et lui avait demandé de la lui remettre en guise de message – le seul qu’il ait pu trouver pour lui faire comprendre qu’il était encore en vie.

— Ce doit être quelque chose en lui, commandant, poursuivit Inch.

Un sourire incertain flottait sur ses lèvres.

— Il a beaucoup impressionné le jeune M. Pascœ qui semblait très inquiet de le voir quitter le bateau. C’est étrange comme les choses arrivent…

Plus étrange même qu’il ne pouvait l’imaginer !

— Maintenant, si vous en avez terminé, monsieur Inch, peut-être seriez-vous assez bon pour aller réveiller le commodore et l’informer du temps qu’il fait. Si le vent force encore, nous virerons vent arrière et nous aurons de l’eau à courir.

Inch, qui s’en allait déjà, suspendit ses pas lorsque Bolitho ajouta froidement :

— Ne lui faites part que des détails nécessaires, s’il vous plaît. Je ne suis pas sûr qu’il soit d’humeur à supporter une discussion futile à cette heure-ci de la matinée.

Il vit passer une ombre le long du bastingage sous le vent et appela :

— Monsieur Gascoigne ! Comment se passe votre premier quart en tant que lieutenant suppléant ?

Gascoigne avançait en titubant sur le pont incliné ; il s’arrêta un instant et faillit tomber lorsque le bateau s’engouffra dans un creux profond ; le violent mouvement de roulis lui souleva le cœur.

— Plutôt bien, commandant.

Sa gorge se serra et il ajouta avec difficulté :

— Quoique… surtout lorsque M. Inch est avec moi sur le pont, commandant. Quand je suis seul, il m’arrive d’avoir peur que le bateau ne nous amène, moi et toutes les âmes à bord, droit sur quelque brisant bien caché.

Il frissonna.

— Toute cette toile, tous ces espars, les hommes qui sont en dessous, le poids de tous ces canons… je crains de ne pas avoir les mots qu’il faut, même en cas de danger…

— C’est naturel.

Bolitho s’agrippa à la rambarde, humide et froide sous l’emprise de ses mains.

— Une fois que vous serez libéré de cette sensation, vous commencerez à apprendre à contrôler le bateau vous-même, sans plus attendre que les autres vous disent ce que vous devez faire, ou qu’ils le fassent à votre place. Vous sentirez vraiment le navire. Vous découvrirez ses humeurs, bonnes ou mauvaises, et apprendrez à lui lâcher la bride au moment venu.

Gascoigne sourit.

— Je ne l’avais jamais envisagé de cette manière.

Il s’éloignait lorsque Inch réapparut.

— Alors ?

— J’ai fait la commission, commandant.

Bolitho sentait qu’il voulait ajouter autre chose.

— Était-il endormi ? lui demanda-t-il plus gentiment.

— Non, commandant.

Il semblait embarrassé.

— Il était assis, comme ça, sur la banquette, la place la plus inconfortable du logement à mon avis. Il est habillé, commandant. Juste assis là…

Sa voix s’étrangla. Bolitho lui tapa sur l’épaule.

— Le privilège du grade, mon garçon !

Puis il s’éloigna avant qu’Inch puisse voir son expression. C’était donc pire que ce qu’il avait pensé. Seul face à lui-même, Pelham-Martin était incapable de se coucher et de trouver le sommeil. Des silhouettes traversèrent le pont principal ; un homme riait : un rire qui sonnait tristement parmi les gémissements du vent et les grincements du gréement. Il voulait arpenter le pont pour apaiser son trouble, mais le navire roulait trop brutalement. Là même, sur cette dunette, deux amiraux avaient trouvé la mort. L’un s’était entêté dans une attitude brave mais stupide ; l’autre, blessé, avait péri sans une plainte – il s’était fourvoyé mais avait fait montre de courage, et jamais, à aucun moment, il n’avait hésité à faire ce qu’il considérait comme son devoir. Et avant eux, d’autres officiers supérieurs étaient peut-être tombés là eux aussi. Les plus chanceux avaient été ensevelis dans la mer ou ramenés chez eux à des parents éplorés pour être enterrés dans un caveau de famille. Les plus malheureux avaient souffert le martyre entre les mains des chirurgiens. Il frappa du poing sur la lisse, suivant des yeux les gerbes d’embruns. Mais aucun jusqu’ici n’était mort de frayeur, et Dieu sait si dans toute bataille, c’était ce que l’on redoutait en premier.

Il était encore accoudé au bastingage quand, deux heures plus tard, les premières lueurs de l’aube, transperçant l’horizon par le travers, vinrent jouer sur les visages des hommes alentour. Allday avançait vers lui, un pichet à la main.

— Du café, commandant ?

Il lui tendit la tasse ; son corps trapu oscillait en suivant fidèlement l’angle du pont. Bolitho lapa lentement le revigorant breuvage qui lui brûlait l’estomac.

— Veillez à ce que tous vos hommes aient une boisson chaude avant l’extinction des feux de cuisine, dit-il à Gascoigne.

Puis se tournant vers Inch :

— Nous sonnerons le branle-bas dans une demi-heure. Cela leur donnera le temps de se lever et de se dégourdir les jambes.

— Holà du pont ! Terre sous le vent !

Il lança la tasse à Allday.

— Dans la mâture, monsieur Carlyon ! Rendez compte de ce que vous voyez, et mettez-y du cœur !

Gossett traversa le pont d’un pas tranquille, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau déformé.

— Une belle arrivée, commandant.

Il semblait satisfait.

— Nous sommes à environ cinq milles, je crois.

Carlyon se laissa glisser le long d’un galhauban :

— Des îles, commandant, au sud-ouest de nous.

Bolitho ne disant mot, il poursuivit :

— Un vrai labyrinthe… mais il y a une grande colline sur la plus proche.

Il se frotta le nez et ajouta en hésitant :

— Comme un morceau de fromage, commandant.

— Dieu tout-puissant ! murmura Gossett.

— Peu importe, monsieur Gossett, rétorqua sèchement Bolitho, tout en esquissant un sourire. C’est une description qui correspond à la carte. Un morceau de fromage… pourquoi pas ?

Voyant Inch se figer, il se retourna : la silhouette massive du commodore émergeait de l’échelle de poupe. Il le salua.

— Nous avons les îles à portée de vue, commodore. Je m’apprête à faire sonner le branle-bas.

Il s’arrêta, sous l’effet de la surprise : des cernes foncés ombraient les yeux de Pelham-Martin.

— Avez-vous eu du café, commodore ?

Pelham-Martin avança d’un pas mal assuré vers le bastingage, qu’il empoigna d’une main ferme.

— Je n’en veux pas.

Il tourna la tête et jeta un coup d’œil furtif vers les lourds nuages.

— Où est l’Hermes ?

— Il tient sa position, monsieur.

Bolitho s’approcha de lui pour dissimuler son visage aux yeux des autres.

— Il pourra voir vos signaux directement.

— Et le hollandais ?

— Pas encore à portée de vue, commodore.

Sa tête minuscule semblait virevolter en tous sens, sans lien, eût-on dit, avec la lourde carcasse qui la soutenait.

— Quoi ?

Pelham-Martin porta ses regards au-delà du pont principal qui gîtait fortement en contrebas.

— Où est-il ? hurla-t-il. Il devrait être là !

— Nous avons dû changer deux fois de bord pendant la moitié du quart, commodore, expliqua Bolitho. Les espars du Telamon sont sans doute trop vieux pour supporter ce que le vent leur inflige. Il a probablement conservé sa route initiale, à une allure plus favorable.

Il parlait calmement, conscient du regard qui le fusillait à bout pourtant.

— Mais le commandant Farquhar s’en sortira sans dommage. Il a dû se mettre à l’abri, sous le vent de la terre.

Pelham-Martin semblait ne pas entendre. Il fixait la mer que la lumière du levant commençait à éclairer, découvrant la ligne d’horizon et le mince chapelet d’îlots, juste sous leur foc.

— Vide ! L’endroit est vide !

Il tâtait l’intérieur de son lourd manteau comme s’il allait en sortir son mouchoir de soie.

— Rien !

Il y eut un bruit sec lorsqu’un mousse tourna le sablier près du compas. Bolitho fit un signe de tête à Inch.

— Envoyez les hommes à leurs postes, et paré à l’action !

Le commodore le fixait, les yeux hagards.

— Et seulement deux navires !

Il se tut quand les tambours commencèrent à résonner. Matelots et fusiliers marins déferlèrent sur le pont et gagnèrent leur poste.

— Ils seront à la hauteur, commodore, fit Bolitho.

L’anxiété de cet homme lui faisait presque pitié. C’était comme s’il avait attendu de découvrir cette vaste étendue houleuse et ces îles pelées pour être ramené à l’exacte mesure de ses responsabilités. Dans un moment il perdrait ses dernières capacités à se contrôler. Tout comme le jeune Gascoigne avait décrit sa propre peur lors de son premier quart, quand tout semblait échapper à son contrôle.

— C’est un bon jour pour ça, commandant, dit-il d’un ton sec. Si les Français sont là, ils seront vraisemblablement endormis quand le Spartan les surprendra.

Bolitho s’aperçut que le fracas sous les ponts avait cessé ; il jeta un coup d’œil par-dessus la rambarde et vit que chacun était à son poste ; seuls les mousses couraient d’un canon à l’autre, sablant les ponts au passage. Les servants des pièces auraient besoin que leurs pieds adhèrent bien au sol si le vent venait à gagner en force.

— Pourriez-vous envoyer quelqu’un me chercher mon sabre ? demanda Pelham-Martin d’une voix blanche.

Il ôta maladroitement son manteau lustré, le même, comme Bolitho le remarqua, qu’il portait en montant à bord. Il l’avait gardé toute la nuit.

L’un des servants de la batterie bâbord s’apprêtait à nouer son foulard sur ses oreilles, puis, se ravisant, il l’agita à bout de bras et cria :

— Allez, les gars ! Hourra pour le commodore !

Bolitho commenta calmement :

— Vous voyez, commodore ? Ils comptent sur vous aujourd’hui !

Puis il s’éloigna, incapable de soutenir sa vue plus longtemps – tandis qu’Allday s’affairait à boucler le sabre à l’imposant ceinturon du commodore. Le visage de Pelham-Martin semblait s’être chiffonné sous l’effet de cette acclamation solitaire : son expression était celle d’un homme à l’ombre du gibet.

 

Ennemi en vue
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-10]Ennemi en vue(1970).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html